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FLASH FLASH FLASH
DIFFUSION IMMÉDIATE – INTERROMPRE
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30 novembre 2008

 

Messine : Avec une précipitation inattendue, le Conseil du Gouvernement mondial a accepté de rencontrer les représentants des nations rebelles d’Argentine, du Chili et d’Afrique du Sud pour discuter des moyens de mettre fin aux irruptions de violence révolutionnaires qui embrasent le monde entier.

« Je serai heureux de prendre langue avec les délégués des pays qui ont fait sécession et avec El Libertador lui-même », a déclaré Kowié Bowéto, directeur par intérim du Gouvernement mondial.

D’après les bruits qui courent à Messine, la conférence ne se tiendrait pas sur la Terre mais sur Île Un, la colonie spatiale en orbite à 400 000 kilomètres de la planète. « C’est un terrain neutre, a précisé le porte-parole du conseil qui souhaite conserver l’anonymat. Nous aurons l’assurance de ne pas être interrompus par des émeutes ou des actes de violence d’inspiration politique. »

 

Quelques instants après que Bahjat eut précipitamment battu en retraite, David se tourna vers Evelyn.

— Dites au garde que vous voulez partir, lui ordonna-t-il.

— Comment ?

— Appelez-le. Vite.

L’air abasourdi et ulcéré, la jeune fille se leva et s’approcha de la porte.

— Ouvrez-moi. Je sors.

Le garde, toujours le sourire aux lèvres, obéit. David le tira par le bras, le fit pivoter sur lui-même et lui expédia un coup de poing massue sur la mâchoire au grand effarement d’Evelyn qui regardait en ouvrant de grands yeux.

— Est-ce qu’ils ont confiance en vous ? lui demanda David. Aurez-vous des ennuis s’ils croient que vous m’avez aidé à prendre la fuite ?

— Bien sûr que oui. Je…

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage : le poing de David s’abattit sur son menton et elle tomba à la renverse sur le divan.

— Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas bouger avant qu’il revienne à lui, murmura le garçon en s’emparant de la carabine du garde.

Puis il sortit et referma la porte derrière lui.

Je n’ai aucun moyen de m’évader et aucun endroit où aller, songeait-il en se hâtant dans le couloir.

Il avait avant tout besoin d’informations. Il doit sûrement y avoir un ordinateur quelque part. Le tout est de trouver un bureau vide et…

Il poussa toutes les portes qui daignaient s’ouvrir. Un autre studio inoccupé. Un placard à balais. Et, enfin, une pièce avec un bureau équipé d’un terminal. C’était le seul meuble. L’écran opaque et gris fit l’effet d’un inestimable joyau à David qui referma et coinça la porte avec la carabine. Cela fait, il s’installa devant le bureau et commença à chatouiller le clavier de l’appareil.

Il avait l’impression qu’il ne s’était écoulé que quelques minutes depuis son évasion mais il savait que le temps filait vite. Les données fusaient sur l’écran. L’ordinateur n’était pas cachottier. Il donnerait volontiers tous les renseignements qu’on lui demanderait… à condition de poser les bonnes questions.

David voyait ses soupçons se confirmer. Il s’agissait bel et bien d’un centre de recherches médicales, principalement spécialisé dans la fabrication d’antitoxines contre les maladies contagieuses. Comme dans la plupart des laboratoires modernes, on y travaillait sur des microbes mutants qui sécrétaient allègrement les antitoxines que les biologistes introduisaient dans leur patrimoine génétique. Toutefois, il y avait aussi une importante section où l’on mettait au point des antitoxines inédites que l’on testait in vivo sur des cultures bactériennes et virales.

Un troisième département de bonne taille était consacré à la production de stéroïdes et de diverses hormones.

Apprends à connaître ton ennemi, se dit David en se plongeant dans le dossier médical de Leo. Il avait eu du mal à le trouver car ce dernier était enregistré sous son vrai nom et il avait dû se faire communiquer par l’ordinateur la liste des clients traités par les stéroïdes et procéder à un travail d’élimination en se basant sur leur signalement.

ELLIOT GREER. Le nom s’était inscrit en lettres vertes luminescentes.

— Mon Dieu ! C’est une usine chimique ambulante, ce type ! murmura David.

Adrénocorticoïdes, ACTH, hormones somatotrophes pour stimuler la croissance, hormones thyroïdiennes pour maintenir le taux du métabolisme, AMP cyclique…

— Même la noirceur de son teint est due à des drogues, dit David à haute voix.

Et s’il cessait d’être régulièrement approvisionné, son système cardiovasculaire s’engorgerait et Leo rendrait l’âme en quarante-huit heures – à moins que son système musculaire lâche le premier.

David composa l’indicatif de l’horloge et l’heure s’afficha sur l’écran. Le garde ne devrait pas tarder à se réveiller et à donner l’alerte, à présent. Il faut filer.

Il convenait de faire vite et de passer inaperçu. David restait obstinément dans la partie du couloir qui demeurait dans l’ombre. Il entendit soudain du remue-ménage. Cela venait d’en bas, de la cafétéria. Bon. Son « évasion » avait été découverte.

Se glissant furtivement le long du balcon qui ceinturait la cafétéria, il battit en retraite en direction du secteur laboratoire d’où il venait.

Si seulement ils n’ont pas tout déménagé… Ils ont fait main basse sur les drogues de Leo mais il y a peut-être une chance qu’ils aient laissé sur place ce dont j’ai besoin.

Les laboratoires étaient un vaste labyrinthe où s’enchevêtraient des tubulures de verre et d’acier. David était obligé de s’arrêter devant chaque terminal pour savoir où il se trouvait exactement et à quoi servaient les accessoires qui l’entouraient.

Entendant au loin des cris, il éteignit. Une lumière glauque et fantomatique émanait de l’écran qu’il scrutait. Il ne pouvait rien faire sans les informations qu’il cherchait.

Il avait conscience de ce qui était en jeu. Pas seulement sa propre vie, la vie de Bahjat et celle de tous les autres mais Île Un. C’était leur objectif. Peut-être ne le savaient-ils pas encore mais David, lui, le savait. Tôt ou tard, ils se rendraient compte que la colonie spatiale était la clé de leurs rêves de violence. Ils essaieraient de s’en emparer ou de la détruire. Il fallait les en empêcher. Et personne d’autre ne pouvait le faire à sa place.

 

Le plafonnier du laboratoire de toxicopathie au fond duquel David était installé s’alluma. Il leva la tête, quitta son tabouret et avança aussi lentement et aussi calmement que possible vers la porte. Une demi-douzaine de jeunes Noirs s’engouffrèrent dans la salle, Leo à leur tête.

— Il est là !

L’un des jeunes épaula mais Leo écarta le canon de son fusil.

— Il le leur faut vivant.

— Merci, dit David en mettant ses mains nues bien en évidence pour leur montrer qu’il n’était pas armé.

— Me remercie pas, mon pote, grommela Leo. Quand ils commenceront à te travailler au corps, tu regretteras de n’être pas mort.

Bahjat était assise derrière le bureau. Hamoud tournait comme un ours en cage. C’était une pièce exiguë dont l’unique fenêtre n’était qu’une fente verticale pratiquée dans le mur. La tension était telle que l’air paraissait chargé d’électricité.

— Liquidons-le ! gronda Hamoud. Je dis qu’il faut l’exécuter sur-le-champ. Il a failli nous échapper une fois. On ne peut pas courir le risque qu’il nous file entre les doigts et révèle notre cache.

Bahjat, impassible, s’efforçait de garder son calme bien qu’un tourbillon d’émotions contradictoires l’agitât intérieurement.

— Il n’est pas question de le tuer, répondit-elle. Il est beaucoup trop précieux.

— Pour toi, peut-être.

Hamoud la fusilla du regard.

— Pour nous si nous voulons nous emparer d’Île Un, rétorqua-t-elle aussi sereinement qu’elle le put.

— Vous ne vous êtes pas quittés pendant des mois, tous les deux. Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas couché avec lui.

— Je te dirai ceci : j’ai découvert qu’il a passé toute sa vie sur Île Un. Il connaît la colonie spatiale dans ses moindres détails – chaque feuille d’arbre, chaque cadran de chaque terminal. C’est un calque vivant d’Île Un.

— Et tu l’aimes !

— Île Un est un endroit d’une effarante complexité, poursuivit Bahjat comme si elle n’avait pas entendu. Pour la capturer, nous disposerons seulement des effectifs que peut contenir une navette spatiale. Il faut que nous sachions où frapper, où sont situés les centres de contrôle névralgiques, comment nous en emparer…

— Je sais. (Hamoud cessa de faire les cent pas et s’immobilisa en face de Bahjat.) Il est indispensable que nous ayons des renseignements précis sur chaque centimètre carré d’Île Un. Je sais !

— Et ces renseignements, nous les avons sous la main. Ils sont dans sa tête. Il connaît la colonie spatiale comme sa poche. Il n’en ignore rien.

— Mais nous les donnera-t-il ?

Bahjat eut soudain l’impression d’être loin, très loin. De s’observer comme si elle regardait une pièce de théâtre ou un spectacle à la télévision. Elle vit ses lèvres se retrousser en un rictus féroce et s’entendit répondre :

— Oh ! je suis convaincue que nous arriverons à le convaincre de parler. Et si tout le reste échoue, nous pourrons toujours débiter en tranches sa petite amie, l’Anglaise, sous ses yeux.

 

Le bureau avait été transformé en une petite cellule d’interrogatoire parfaitement fonctionnelle. David était assis dans un inconfortable et rigide fauteuil, les bras entravés, plaqué contre le dossier. On avait éteint le plafonnier et une lampe à l’éclat aveuglant était braquée sur ses yeux.

Ses membres étaient ankylosés. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, ligoté à ce fauteuil. Devant lui, le mur. La fenêtre, si fenêtre il y avait, devait être derrière son dos. Sa bouche, sa gorge étaient sèches et râpeuses comme du papier de verre. On ne lui avait même pas donné un verre d’eau depuis un temps fou. Pourtant, sa vessie engorgée le lancinait.

Pour le moment, il était seul. L’ecchymose qu’il avait sous l’œil le lançait douloureusement. Ils ne s’étaient pas livrés à des sévices physiques sur lui mais ils avaient sous-estimé la colère et la détermination de leur captif. David ne s’était pas laissé faire quand ils l’avaient conduit à la chambre d’interrogatoire et il avait mis plusieurs de ses geôliers hors de combat avant que Leo et les autres l’eussent réduit à l’impuissance. Il avait alors perdu conscience. Quand il était revenu à lui, il était solidement attaché au fauteuil.

Il entendit la porte s’ouvrir mais la lueur éblouissante de la lampe l’empêchait de voir quoi que ce fût. Quelqu’un s’approcha. Une seule personne. Elle avançait d’un pas léger.

— Vous êtes très entêté.

C’était la voix de Bahjat.

— Merci.

Sa propre voix était éraillée.

— Tenez.

Il distinguait vaguement la silhouette de la jeune fille, maintenant. Elle doit être tout à côté de la lampe, songea-t-il. Les mains de Bahjat jaillirent de l’ombre. Elles tenaient un verre d’eau.

Il se pencha en avant et but à petites gorgées. L’eau était merveilleusement fraîche. Bahjat inclina davantage le verre et David le vida avec avidité.

— Il faut leur dire ce qu’ils veulent savoir.

Bahjat parlait d’une voix douce et elle paraissait soucieuse.

— Pourquoi ? Pour qu’ils fassent sauter Île Un ?

— Il ne s’agit pas de cela. Nous voulons simplement… occuper la colonie spatiale.

— C’est une idée à vous, hein ?

— C’est mon idée… et celle de Hamoud.

David exhala un bref rire rauque.

— Au fond, vous aviez raison. Nous ne pouvons pas être des adversaires politiques et des amants… pas en même temps.

— Vous ne m’aimez pas.

— Je vous ai aimée.

— Jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre Anglaise.

— Evelyn ? Je la connais à peine.

— Inutile de mentir. Vous ne la protégerez pas.

— Elle était venue sur Île Un. Pour quinze jours.

— Et vous vous êtes rendu sur la Terre pour la retrouver.

— Et c’est sur vous que je suis tombé.

Il y eut un long silence. Puis Bahjat reprit :

— Je vous ai vus tous les deux ensemble…

— Et moi, je vous ai vue avec Hamoud. Vous couchiez avec lui, n’est-ce pas ?

— C’était avant… j’ai l’impression que cela remonte à bien des années. Mais il n’y a plus rien entre nous depuis… vous.

— Ne détruisez pas Île Un, enchaîna David sur un ton pressant. Pour l’amour du ciel, ne faites pas cela, Bahjat, c’est quelque chose de trop important.

— C’est justement pour cela que nous voulons nous en rendre maîtres. (Son timbre s’était durci.) Île Un est importante, c’est vrai. Et nous nous en emparerons sans la détruire.

— Ne comptez pas sur mon concours.

— Mais si, vous nous aiderez. Des volontaires sont allés chercher les drogues appropriées. Les petites doses de sérum qui vous ont déjà été administrées n’ont pas été suffisantes et, maintenant, nous allons être obligés de vous en donner des doses massives. Vous nous direz tout ce que nous voulons savoir, David. J’espère seulement que vous n’en sortirez pas mutilé pour la vie.

— Je suis touché par tant de sollicitude.

— Aidez-nous, David. En nous aidant, vous vous aiderez vous-même, fit-elle dans un souffle. Quand tout sera réglé, nous pourrons renouer, vous et moi. Je vous le promets.

— Je vous aime, Bahjat, mais je n’ai pas confiance en vous.

Bahjat, les yeux embués, sentit la fureur monter en elle. Hâve, meurtri par les coups, David était vidé de ses forces et impuissant – et cependant indompté.

Délibérément et non sans effort, elle croisa ses mains derrière son dos pour ne pas céder à la tentation de le caresser, de soigner ses plaies, de le détacher et de l’aider à recouvrer la liberté.

Préférant garder le silence, elle se retourna abruptement et sortit en hâte. Ne le regarde pas ! Ce fut néanmoins ce qu’elle fit en ouvrant la porte. La tête de David était retombée sur sa poitrine. Il paraissait dormir.

Hamoud attendait dans le couloir. La vive clarté qui tombait des fenêtres fit grimacer Bahjat au sortir de la pénombre qui régnait dans la cellule et elle battit des paupières.

— Il ne s’est pas endormi, j’espère ? demanda Hamoud en jetant un coup d’œil à l’intérieur avant que la porte se referme. Il ne le faut en aucun cas.

— Non, il ne dort pas, mentit Bahjat. Il cherche seulement à se protéger de la lampe.

— Il ne va pas tarder à craquer, laissa tomber Hamoud sur un ton satisfait. Les gars ont déniché une trousse bourrée de scopolamine et de pas mal d’autres choses. Ils l’ont piquée à l’hôpital du coin. On va lui en filer une telle quantité qu’il fera des bonds jusqu’au plafond.

— Tâche seulement de ne pas le tuer avant qu’il nous ait dit ce que nous avons besoin de savoir, répliqua sèchement Bahjat.

— On n’aurait pas été forcé d’employer cette méthode si tu nous avais laissés charcuter un peu l’Anglaise. Après qu’elle aurait poussé quelques piaillements, il aurait parlé.

Bahjat secoua la tête.

— Non. J’en ai maintenant l’absolue conviction : elle n’est pour rien dans son évasion. Et il se moque éperdument d’elle.

Ils ne sont pas amants !

— Il ne l’aurait pas laissée souffrir. Ce n’est pas son genre.

— Son genre, c’est de refuser de nous dire quoi que ce soit qui risquerait de mettre son Île Un bien-aimée en danger, riposta rageusement Bahjat. Pas de son plein gré. Pas consciemment. Et puis… j’ai eu l’impression que l’Anglaise ne te laissait pas indifférent. Qu’elle faisait partie de ton harem.

Hamoud haussa les épaules.

— Ce ne sont pas les femmes qui manquent.

— Si tu as les drogues qui conviennent, sers-t’en, conclut Bahjat avec un soupir. Mais fais attention.

— C’est entendu, ricana-t-il. J’écoute et j’obéis, ô puissante Shéhérazade.

— Et veille à ne pas le tuer.

— Bien sûr.

Hamoud fit une révérence ironique tout en ajoutant in petto : Pas avant qu’il n’ait parlé.